Crèches d’entreprise et non marchandisation
Les études scientifiques démontrent que fréquenter un milieu d’accueil de qualité avant l’âge de 3 ans et l’entrée à l’école, représente un atout pour l’enfant. Étant donné l’importance que cela revêt pour le développement de l’enfant, « obtenir » une place d’accueil pour son enfant – ce qui relève aujourd’hui souvent du parcours du combattant – ne peut pas relever de la seule responsabilité individuelle de chaque parent. En Fédération Wallonie-Bruxelles, l’accueil de l’enfance constitue une compétence communautaire. Son organisation, son accessibilité et sa qualité relèvent d’une responsabilité politique et publique. Toutefois, les investissements publics encore insuffisants amènent, à l’instar d’autres pays européens, un secteur commercial (avec investisseurs privés) à se développer.
Le manque de places d’accueil de la petite enfance n’est pas à démontrer en FWB, malgré les progrès accomplis. Face à cette pénurie, il est intéressant de multiplier les approches et les ressources pour rencontrer ce droit pour les enfants à une place d’accueil de qualité, et rencontrer les besoins des parents.
Néanmoins, consciente de la réalité budgétaire des différents Gouvernements, la FILE réfléchit depuis de nombreuses années à des modèles de structures d’accueil collectif financés différemment, comme des crèches dites « d’entreprise », qui peuvent constituer une opportunité intéressante sous certaines conditions.
Si toutes les pistes sont bonnes à explorer, il est toutefois indispensable d’être attentif au respect de certaines balises, surtout dans un secteur aussi sensible que celui de l’accueil de la petite enfance.
Est-il nécessaire de rappeler les situations dramatiques vécues en Flandre, liées notamment à la surveillance et à l’accompagnement trop faible des structures d’accueil et à un taux d’encadrement (nombre d’enfants par adulte) trop élevé (1 pour 9 enfants) ? L’exemple de la France – souvent cité – où des « chaînes » commerciales de milieux d’accueil se sont implantées, entrainant une baisse de la qualité et une insatisfaction des professionnels est parlant à ce sujet.
Pour la FILE, lorsque la marchandisation s’empare d’un secteur de soins et d’accueil de personnes aussi vulnérables que le sont les enfants, mettant en scène des acteurs qui visent – et c’est leur job ! – à faire fructifier de l’argent, il y a toujours lieu d’être vigilant et intransigeant sur les conditions de qualité. Nous nous référons ainsi au secteur de l’hébergement des ainés (et encore ceux-ci peuvent plus facilement s’exprimer sur ce qu’ils vivent…).
Marchandisation et qualité
Rappelons tout d’abord ce qu’est la marchandisation. Selon la définition donnée par le Larousse, la marchandisation est la tendance à tirer un profit mercantile d’une activité non marchande. Un profit mercantile étant un profit animé par le seul appât du gain. Quand il est question de marchandisation, il est question d’investisseurs, de marché, de produits, de profits, de retombées financières ou encore de retour sur investissement,… La marchandisation entre donc à un moment inévitablement en contradiction avec une préoccupation mettant l’enfant au centre.
Soyons donc vigilants à une certaine marchandisation du secteur de l’enfance qui arriverait à petit pas en Fédération Wallonie-Bruxelles : vente de livres sur le soutien à la parentalité, pression sur les parents pour acheter tel ou tel matériel pour veiller au bien être de leur enfants, entreprises commerciales de structures de la petite enfance (fonctionnant avec des investisseurs privés…), « titres services » dans l’accueil de l’enfance, « chèques » pour les parents pour subventionner leurs places d’accueil…
On parle également de plus en plus de petite enfance en langage économique. En investissant dans la petite enfance, l’Etat, le gouvernement, aurait un « retour sur investissement » intéressant financièrement. Mais l’économie ne peut pas être le seul argument valable pour une politique de la petite enfance.
Cette approche économique a amené certains pays à modifier la manière dont ils finançaient la petite enfance : plutôt que de financer l’offre (financer des structures d’accueil de qualité), on s’est mis à financer la demande (ce ne sont plus les structures mais les parents qui reçoivent l’avantage financier – comme des « chèques crèches » ou des réductions d’impôts), ce qui a permis à des investisseurs financiers d’entrer sur le « marché » (VANDENBROECK, Michel, LEHRER, Joanne, et MITCHELL, Linda (2022). The Decommodification of Early Childhood Education and Care: Resisting Neoliberalism. London, Routlege publisher).
Les études démontrent que pour pouvoir résister aux pressions du marché, il faut que celui-ci ne constitue qu’une partie limitée de l’offre de manière à ce qu’il ne puisse pas « imposer des règles », que la puissance publique reste à la manœuvre et puisse être exigeante sur la qualité de l’accueil.
Et cette qualité va bien au-delà de conditions opérationnelles comme l’infrastructure, l’éclairage, l’hygiène, etc. qui constituent des normes de base depuis de nombreuses années auxquelles veille l’ONE. Elle est fonction du projet éducatif porté pleinement par des professionnels formés, accompagnés, qui ont du temps pour se réunir et réfléchir à leurs pratiques. Inutile de préciser qu’elle n’est possible qu’avec un nombre limité d’enfants par puéricultrice et puériculteur, qui peuvent alors prendre du temps pour chaque enfant.
Marchandisation et accessibilité
Le secteur de la petite enfance ne fonctionne pas comme un marché. Les exemples du Québec, des Pays-Bas et de la France montrent à quel point cette approche économique a été un échec pour les pays qui s’y sont engouffrés. Les recherches ont démontré que la qualité a baissé, le choix des parents a diminué, les salaires ont diminué, le turnover augmente, la satisfaction au travail diminue, la mixité a baissé, la qualité de l’accueil a diminué… La petite enfance est tout à fait en contradiction avec la notion même de commercialisation.
La marchandisation du secteur entraine un recul de l’accessibilité des milieux d’accueil à toutes les familles. Dans un contexte en Fédération Wallonie-Bruxelles où l’accent est mis sur une accessibilité des milieux d’accueil pour les familles les plus éloignées, laisser de la place au « marché » serait un retour en arrière désastreux.
Marchandisation, secteur privé et crèches d’entreprise
Ne confondons pas ici la marchandisation (investisseurs privés, financement de la demande, etc.) et le secteur privé. Actuellement, le secteur public et le secteur privé (notamment associatif) s’associent afin d’élargir l’offre d’accueil de qualité sur notre territoire. Il ne faut pas non plus davantage confondre les crèches d’entreprise et le secteur privé (il existe des crèches d’entreprise publiques).
Seule une crèche d’entreprise au sens strict (réservée au personnel de l’entreprise) existe aujourd’hui à La Hulpe et n’est pas financée par l’ONE. A coté de celle-ci, de nombreuses crèches liées à des entreprises (hôpitaux, universités, centres de formation, etc.) existent et son financées par l’ONE, les Régions (pour l’emploi notamment) et les entreprises. Celles-ci fonctionnent avec les balises de la règlementation ONE des milieux d’accueil, et permettent d’accorder une priorité aux enfants des travailleurs et des travailleuses de l’entreprise. Ce mode d’accueil peut être intéressant pour autant qu’il respecte les règles d’inscription des familles, à savoir une priorité d’inscription, et pas une réservation de toutes les places aux seuls enfants du personnel des entreprises.
Pour la FILE, l’accueil de l’enfant ne se marchande pas. Pour éviter les dérives de la marchandisation (qualité et accessibilité) , il est indispensable de maintenir des exigences de qualité hautes (formation, infrastructures, taux d’encadrement…), d’accessibilité (participation financière des parents, formations, accueil de la diversité, priorités d’inscription…) et des balises importantes (statuts d’asbl pour recevoir des subventions par exemple). Un financement massif des pouvoirs publics est nécessaire pour une politique ambitieuse de l’accueil de l’enfant, mais des partenariats avec le secteur privé peuvent permettre de créer des places d’accueil sur l’ensemble du territoire (s’ils respectent la règlementation des milieux d’accueil).